Questions pour démarrer la discussion:
Ai-je raison de penser que la mort d’un être humain n’est pas une chose individuelle et privée, mais un événement social et communautaire?
Comment ce « social » et ce « communautaire » devraient-ils se concrétiser lors d’un décès? Non seulement à travers un rituel réinventé, mais avant, pendant et après le départ?
Depuis la Révolution tranquille, soit une soixantaine d’années, le Québec a évolué philosophiquement vers l’existentialisme. C’est ainsi que le sens de la vie, fourni jusque-là par la religion, est devenu personnel. Il revient maintenant à chacun, chacune, de le trouver. Qui dit sens de la vie dit aussi sens de la mort. Celle-ci, par conséquent, est également devenue personnelle et privée.
Jean-Pierre Papin s’est comporté comme si sa mort concernait toute sa petite société. Son geste de contacter chaque personne pour lui annoncer qu’il connaissait sa « date de péremption », qui était proche, et qu’il désirait en parler signifie qu’il considérait, plus ou moins consciemment, que sa mort était plus qu’un événement privé.
Quand je l’ai questionné sur le sens qu’il donnait à sa mort, sa réponse a été plutôt courte. Il s’est positionné par rapport à la croyance en l’existence d’un être suprême. Il ne savait pas si cet être existe, mais cela faisait partie des possibilités, selon lui. (p. 63)
Il rejetait l’idée d’un être suprême qui le jugerait, mais, s’il existe, il souhaitait discuter avec lui. Comme il souhaitait de son vivant discuter avec chaque membre de sa société pour lui dire adieu.
Maintenant qu’il revient à chacun, chacune, de donner un sens à sa mort, elle tombe dans le monde privé. Pour qu’elle soit un événement social et communautaire, il faut qu’elle ait un sens partagé par une majorité de membres de la société.
Quel est ce sens commun ici, au Québec? Maintenant que la religion n’a pratiquement aucune influence dans le domaine public, nous cherchons ce sens commun. Par exemple, en inventant de nouveaux rituels funéraires.
Jean-Pierre et moi avons été les premiers surpris de nous entendre dire la phrase placée en exergue au début du récit :
Dans notre univers, nous sommes un;
ce n’est pas parce qu’une petite partie change de place
qu’on l’oublie!
Si nous sommes tous et toutes un dans l’univers, c’est une partie de nous qui s’en va quand un proche meurt. Alors, pourquoi nous dépêchons-nous d’exposer une urne quelques heures et de faire un petit rituel pour passer à autre chose?
J’ai assisté en 2019 à un rituel funéraire où le corps du défunt était présent tout au long de la cérémonie dans son cercueil ouvert. Ensuite, nous l’avons accompagné au cimetière pour l’inhumation. Je ne connaissais pas le défunt lui-même, mais j’ai eu le sentiment que je faisais partie de sa communauté qui considérait que son départ était un événement important pour toute la famille humaine. J’ai senti que quelque chose d’indéfinissable se passait en le mettant en terre ensemble.
Mon amie Paule Lebrun parlait elle aussi ouvertement de sa fin de vie provoquée par un cancer. Elle continuait d’être en relation avec sa communauté humaine en échangeant sur son état comme elle avait toujours parlé de la vie, c’est-à-dire, selon ses propres mots : « La vie n’est pas un problème à résoudre, mais un mystère à vivre ».
Paule et Jean-Pierre avaient en commun d’être des gens relationnels. Tous les deux ont cheminé vers leur fin de vie en désirant être de plus en plus en relation avec les autres.
Yves St-Arnaud, dans son dernier livre Rendez-vous avec la mort (Éditions Liber, Montréal 2020) souligne également l’importance des relations au moment de mourir. Il raconte l’histoire du dernier tour de piste d’un homme de soixante-seize ans en relative bonne santé décidé à prendre tous les moyens pour sortir de scène par lui-même pendant qu’il en a encore la possibilité :
« Ma motivation pour en finir — échapper à une vie insignifiante et sur le point de devenir encombrante pendant que j’en ai encore la possibilité — me paraît saine et toujours appropriée. Mon hésitation vient surtout de la responsabilité que j’éprouve pour les liens affectifs qui m’unissent aux autres. (p. 142)
Il est difficile de mourir lorsqu’on est important pour quelqu’un. (141)
Sur le plan éthique, mon choix est néanmoins difficile. Je suis responsable des liens avec mes proches. » (132)
Il ajoute que lorsque quelqu’un meurt, les personnes avec qui il avait des relations significatives ont le sentiment que c’est une partie d’eux-mêmes qui s’en va avec cette coupure de relation. Ils sont donc concernés par cette mort, d’autant plus si elle est volontaire. D’où la question : le suicide est-il un choix personnel? (120) Il rejoint l’expérience de Jean-Pierre qui disait que le plus difficile était de rompre les relations (57) et qui, en quelque sorte, nous a accompagnés en nous préparant à faire le deuil de notre relation avec lui.
Ai-je raison de penser que la mort d’un être humain n’est pas une chose individuelle et privée, mais un événement social et communautaire?
Comment ce « social » et ce « communautaire » devraient-ils se concrétiser lors d’un décès? Non seulement à travers un rituel réinventé, mais avant, pendant et après le départ?
Je vous invite à partager vos réactions, commentaires et questions sur ce sujet.
Je souhaite vivement que, le moment venu, la confrontation à la mort se présente pour moi dans des conditions où je pourrai recourir à l’aide médicale à mourir (non pas seulement en la demandant, en laissant la décision à quelqu’un d’autre, mais en la réclamant dans le cadre de règles qui évolueront au cours des prochaines années). L’un des vecteurs de mon cheminement existentiel a été le développement d’une autonomie, non seulement au plan matériel ou social dans le sens d’une participation à la vie collective comme un individu indépendant, mais aussi et surtout dans l’émancipation des injonctions religieuses ou familiales, des modes ou des convenances qui aboutissent à des prêts à penser qui libèrent de l’exigence de porter ses décisions, mais amenuisent en même temps le sentiment d’être maître de sa vie. J’ai d’ailleurs fait un métier de soutenir d’autres personnes dans la conquête de ce type d’autonomie qui ajoute sensiblement au sens de l’existence. J’espère donc pouvoir choisir le moment de ma mort et la manière de quitter la vie. À mes yeux, cette position rendrait ma mort éminemment sociale, dans le sens qu’elle affirmerait clairement que je veux jusqu’à la fin avoir une participation libre et responsable à la société dont je fais partie, avec le minimum de dépendance à ce que d’autres auraient à assumer à ma place. Je repique une phrase particulièrement significative pour moi dans le long et dense commentaire de Paul Ouellet dans le présent forum : « Une plus grande privatisation de la décision par le Je, loin d’entraîner un affaiblissement de la dimension sociale ou communautaire, a contribué au renforcement des liens avec tous les Tu qui ont accompagné ces personnes dans leur parcours de vie [il s’agit ici de la constitution d’une communauté provisoire d’accompagnement à la mort d’individus]. » J’étends cette idée à notre rapport à la société qui nous façonne, la vie durant, mais à qui nous pouvons aussi donner en assumant nos décisions personnelles susceptibles de contribuer à structurer, à faire évoluer cette société. À ce moment-ci de notre histoire, le choix du moment et de la manière de mourir constitue une mise en question de traits culturels qui continuent par l’extérieur à modeler comment une personne devrait vivre ce passage existentiel incontournable. Cependant, ce passage incontournable est à la fois très personnel et inscrit dans une société qui ne peut éviter d’évoluer sous peine de trahir sa pertinence pour les individus. Je crois profondément que plus nous assumons notre responsabilité individuelle, plus nous établissons un rapport dynamique avec la société, tâche qui traverse toute la vie, dans un échange porteur d’évolution de part et d’autre, ‘jusqu’à la mort’. (Jean Leahey)